Aloha !
Sur le chemin du retour, Savannah me demanda ce qu’avait dit Cortez. Je m’apprêtais à esquiver mais me ravisai et lui répétai ce qu’il m’avait appris sur les Cabales.
— Y a un truc qui m’échappe, dit-elle quand j’en eus terminé. D’accord, peut-être que Leah me veut pour sa Cabale. Ça se tient. Les Cabales passent leur temps à recruter. Maman m’avait dit que si quelqu’un essayait un jour de m’engager, je devais… (Elle marqua une pause.) Enfin bref, elle me disait que ça n’attire que des ennuis. C’est comme rejoindre un gang des rues. Quand on le fait, c’est pour la vie.
— Et ta mère t’a dit… autre chose au sujet des Cabales ?
— Pas vraiment. Elle m’a dit qu’elles viendraient me chercher, donc je vois bien ce que la Cabale de Leah cherche à faire. Mais si elle me veut, pourquoi elle ne se contente pas de me prendre ? C’est une Volo. Elle pourrait dévier notre voiture de la route et m’embarquer avant qu’on comprenne ce qui se passe. Alors pourquoi elle ne le fait pas ?
Savannah me scruta à travers la pénombre de l’intérieur de la voiture. Je jetai un œil dans le rétroviseur, évitant son regard. D’accord, les choses étaient allées trop loin. Il fallait que je dise quelque chose.
— Cortez pense que Leah travaille pour la Cabale Nast.
— Hein ?
— Tu en as déjà entendu parler ?
Elle fit signe que non.
— Maman ne citait jamais de noms.
— Mais elle t’a dit qu’une Cabale viendrait te chercher. Est-ce qu’elle en a mentionné une en particulier ? Ou précisé ce qu’elle te voudrait ?
— Oh, je le sais bien, ce qu’elle me voudrait.
Je retins mon souffle et attendis qu’elle poursuive.
— Les Cabales n’engagent qu’une seule sorcière, tu sais ? Ils préféreraient ne pas en embaucher du tout, mais on a les meilleurs sorts protecteurs et curatifs, donc ils ignorent cette vieille querelle entre mages et sorcières juste assez pour embaucher l’une d’entre nous. Enfin bref, quitte à faire bosser une sorcière, ils considèrent qu’il vaut mieux en prendre une bonne. Ma mère était très douée, mais elle leur a dit de se coller leur offre où je pense. Elle m’a dit qu’on viendrait me chercher et que je ne devrais pas croire leurs mensonges.
— Leurs mensonges ? répétai-je en me tournant vers elle. Elle pensait à quelque chose en particulier ?
Savannah secoua la tête. J’hésitai puis m’obligeai à continuer.
— Ça peut être tentant, une place au sein d’une Cabale. L’argent, le pouvoir… Ils ont sans doute beaucoup à offrir.
— Pas à une sorcière. Les sorcières des Cabales ne sont que des employées. On touche un salaire, mais on n’a pas droit aux à-côtés.
— Mais si tu recevais ces avantages ? S’ils t’offraient plus que les conditions normales ?
— Je ne suis pas débile, Paige. Quoi qu’ils puissent m’offrir, je saurai qu’ils mentent. Je suis peut-être très douée, mais pour eux, je ne reste qu’une sorcière.
Quelle effrayante lucidité, quelle absence d’hésitation dans cette réponse. Qu’éprouvait-on quand on était si jeune et pourtant tellement consciente de sa place dans le monde ?
— Tu sais, reprit-elle, c’est marrant. Toutes les fois où ma mère me mettait en garde, je l’écoutais à peine. Je me demandais : Pourquoi elle me raconte tout ça ? Si on vient me chercher, elle sera là. Elle sera toujours là. Ça paraît logique. On ne se dit jamais… que ce ne sera peut-être plus le cas. Tu t’étais déjà dit, par rapport à ta mère, qu’il pouvait se passer quelque chose comme ça ? Qu’un jour elle serait là, et plus le lendemain ?
Je secouai la tête. Savannah poursuivit :
— Des fois… des fois, je fais des rêves. Maman me secoue, je me réveille, je lui raconte ce qui s’est passé et elle éclate de rire et me dit que je viens juste de faire un cauchemar et que tout va bien, mais ensuite je me réveille pour de bon et elle n’est pas là.
— J’ai fait les mêmes.
— Ça fait mal, hein ?
— Plus que je n’aurais cru.
On roula quelques kilomètres en silence. Puis : Savannah remua sur son siège et s’éclaircit la voix.
— Donc, tu engages Lucas ?
Je parvins à me forcer à rire.
— Alors c’est « Lucas » maintenant ?
— Ça lui va bien. Donc, tu l’engages ou pas ?
Mon penchant naturel me dictait, comme d’habitude, de lui fournir une réponse toute prête, mais il me semblait ces derniers jours avoir entrouvert la porte qui nous séparait et je ne voulais pas la claquer de nouveau. Je l’ouvris donc de quelques centimètres supplémentaires en lui expliquant comment Cortez justifiait son intérêt pour cette affaire, puis j’avançai encore d’un pas en lui demandant son opinion sur le sujet.
— Ça se tient, répondit-elle. Il a raison. Du point de vue des Cabales, on est soit avec elles, soit contre elles. Surtout quand on est mage. Les avocats que ma mère connaissait, ceux dont je disais qu’ils pourraient t’aider, ils font la même chose que Lucas. Ils s’engagent dans des procès contre les Cabales.
— Ce n’est pas dangereux ?
— Pas vraiment. C’est assez bizarre. Si un être surnaturel se dresse contre les Cabales, elles vont l’écraser comme un insecte. Mais un avocat dont le client s’est opposé à elles, ou un médecin qui a soigné un être surnaturel qu’elles ont attaqué… elles n’ont rien contre eux. D’après maman, les Cabales appliquent cette forme de justice. Tant qu’on ne les ennuie pas, elles nous laissent tranquilles.
— Cela dit, je ne leur ai rien fait mais elles m’ennuient quand même.
— Mais toi, t’es qu’une sorcière. Lucas est un mage. Tu sais, ça fait une différence. Alors, tu l’embauches ?
— Peut-être. Sans doute. (Je lui jetai un coup d’œil.) Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je crois que tu devrais. Il a l’air très bien. Pour un mage.
Il y avait des gens devant chez moi. Et bien plus que deux ou trois. Quand j’approchai de la maison, personne ne se retourna. Ils n’avaient sans doute pas reconnu ma voiture – pas encore. À six mètres de distance, j’actionnai la télécommande ouvrant le garage et m’y engouffrai avant qu’on puisse m’en empêcher. On passa par la porte rarement utilisée qui reliait le garage à l’entrée, pour éviter toute confrontation.
Après avoir envoyé Savannah se coucher, j’affrontai le répondeur tant redouté. L’écran affichait « 34 ». Trente-quatre messages ? Mon Dieu, combien cet engin pouvait-il en contenir ?
Heureusement, je pus me dispenser d’écouter en entier la plupart des appels. « Bonjour, Chris Walters de KZET » – effacé. « Marcia Lu de World Weekly News » – effacé. « Jessie Lake de Channel 7 » – effacé. Sur les douze premiers appels, sept provenaient des médias, dont trois de la même station de radio qui cherchait sans doute à obtenir une interview à l’arrache.
Parmi les appels hors médias, l’un provenait d’un de mes ex et un autre d’une amie que je n’avais pas revue depuis qu’elle était partie s’installer dans le Maine en cinquième. Ils appelaient tous deux pour prendre de mes nouvelles. C’était gentil. Très gentil. Mieux que les deux autres appels. Le premier commençait (en omettant les grossièretés) par « Espèce de sale bip de menteuse, sale bip de meurtrière. Attendez un peu, espèce de bip de bip. Vous allez voir. Peut-être que ces bip de flics n’ont pas… » Mon doigt tremblait quand j’effaçai le message. Je baissai le son avant de passer au suivant. Pas la peine que Savannah entende ces conneries. Moi, je n’avais déjà pas besoin de les entendre, mais je songeai que j’allais devoir m’y faire et m’endurcir.
L’appel suivant étant du même genre, je l’effaçai avant le premier juron. Suivit un message que j’écoutai en entier, qui commençait par « Mademoiselle Winterbourne, vous ne me connaissez pas mais je suis désolé d’apprendre ce qui vous arrive » et continuait en m’offrant d’autres paroles de sympathie et en promettant de prier pour moi. J’en avais bien besoin, vraiment.
En parcourant rapidement les neuf messages suivants, je tombai sur sept représentants des médias, une femme furibarde qui vouait mon âme aux flammes éternelles, et une très gentille wiccan de Salem qui m’offrait son soutien moral. Vous voyez ? Rien de si terrible. Seuls soixante pour cent des inconnus réclamaient mon corps sur un bûcher.
Je passai en accéléré quatre autres appels des médias puis en entendis un qui me mit du baume au cœur.
« Paige ? Paige ? Allez, décroche ! braillait une voix familière sur fond de rock strident et de bavardages bruyants. Je sais que t’es là ! Il est 20 heures. Où est-ce que tu pourrais être ? En rendez-vous galant ? (Éclat de rire suivi d’un sifflement assourdissant pour attirer mon attention depuis le recoin de la maison où je devais me cacher.) C’est Adam ! Décroche ! (Pause.) Bon, d’accord, peut-être que tu n’es vraiment pas là. Je suis toujours à Maui. J’ai appelé à la maison et trouvé ton message. Papa est à une conférence en ce moment. J’étais sorti prendre un verre mais tu avais l’air bouleversée, donc je vais rentrer à l’hôtel lui donner le message. Aloha ! »
Quel hôtel ? Il aurait pu laisser un nom ? Peut-être un numéro de téléphone ? C’était tout lui. Je passai rapidement les derniers messages en revue, en priant pour ne pas avoir manqué l’appel de Robert, mais c’était bien entendu ce qui s’était produit.
« Paige ? C’est Robert. J’ai appelé chez moi et j’ai reçu tes messages – on ne peut jamais compter sur Adam pour prendre les messages comme il faut. Impatient comme il est, on dirait qu’il n’a écouté que le premier. Je ne vais pas lui parler de celui qui concerne Leah, sinon il va bondir dans le prochain avion pour voler à ton secours et je suis sûr que tu n’as pas besoin de ça. Je suppose qu’il te faut les informations que tu m’as demandé de rassembler sur les semi-démons volos. Comme par hasard, je les ai ici avec moi. Tu sais comment je fais mes bagages : un sac de fringues et deux valises remplies de livres et de notes dont je n’ai pas besoin. Je te faxe les notes sur les Volos tout de suite. On part prendre notre avion dans une heure, mais si tu rentres avant, appelle-moi au (808) 555-3573. Autrement, je te rappelle demain. »
J’avais demandé à Robert ces informations sur les Volos quelques mois plus tôt, dans un accès de prévoyance auquel j’avais oublié de donner suite. J’allais devoir attendre le lendemain pour découvrir ce que Robert pensait des Cabales. D’ici là, ça ne me ferait pas de mal d’en apprendre un maximum sur Leah.